Du Drama et des tartines

J'écris et parfois, j'angoisse. J'essaie de combiner les deux.

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Par Sarah Bocelli
24 déc. · 7 mn à lire
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[Roadside stories - Spécial Noël] Le voyage nostalgique, ou de l’importance de retourner sur ses pas

Je rentrais souvent à pied du campus Nord. Dédié aux sciences humaines, c’était celui-ci qui hébergeait la plupart de mes cours.

La promenade pouvait prendre une trentaine de minutes, mais elle valait toutes les pentes un peu ardues, et tous les détours improvisés sous la pluie. Toutes ces minutes égarées en haut d’un escalier, à regarder la brume qui envahissait les plaines en contrebas avec la détermination de leur donner des airs de mondes perdus.

C’était un sentiment agréable, malgré l’humidité. Celui d’être au bon endroit, au bon moment.

Je sais, je m’égare. C’est toujours plus facile de faire des envolées lyriques sur la beauté du brouillard quand on a le cul au sec. Mais je n’y peux rien : même si le temps est beau, chaud et sec au moment où j’écris ces lignes, c’est l’état d’esprit dans lequel je me trouve. Assise sur des marches qui ne mènent nulle part, en amont de cette rue pavée de Santiago de Compostela avec une vue imprenable sur les plaines et les collines encerclant la ville. Six ans plus tard.

Yep, six ans plus tard. Je devrais peut-être commencer par me montrer plus explicite, pour les quelques-un.e.s dans le fond qui n’auraient pas encore fait une overdose de ma nostalgie de la Galice. (Parce que, vous l’aurez compris, j’espère : je parle de la ville de Saint-Jacques de Compostelle, ou Santiago de Compostela pour les intimes et les hispanophones. En Galice, donc. Une région d’Espagne. Juste au-dessus du Portugal, là. Et si vous le voulez bien, je vais refermer la parenthèse avant de vous sortir les coordonnées géographiques.)

Voilà plus de six ans, mes pérégrinations d’étudiante m’ont amenée, un bien moche jour de janvier (le 7), à poser mes valises dans cette petite ville de Galice. Il est possible que son nom évoque quelque chose à la plupart d’entre vous – ne serait-ce qu’une histoire de pèlerinage. Je ne sais même plus s’il m’évoquait davantage quand, en bonne catalane, j’avais débarqué encore un peu dégoûtée que mon programme d’Erasmus ne m’ait pas envoyée à Barcelone, et un poil choquée de découvrir qu’il pouvait faire aussi froid et humide en Espagne.

J’y ai finalement passé un an pour mes études et, au moment où je gribouille l’ébauche de ces lignes sur un coin de serviette en papier, en terrasse d’un café du parc de l’Alameda, c’est ce premier jour à Santiago de Compostela que je me remémore avec la gorge serrée. Ça, il faisait moche. Gris, sombre, humide. Froid. Envers et contre tout, j’en tombai amoureuse dès les premières minutes de mon exploration. Je pense même me souvenir du moment précis où ce sentiment de justesse (celui d’être au bon moment, au bon endroit, vous vous souvenez ?) m’a envahie. C’était en haut des marches de la cathédrale de Santiago, sur la place de l’Obradoiro. Je me tenais là, parmi des dizaines d’autres touristes pendant qu’un mec en kilt jouait de la cornemuse de la gaita dans un coin, et je regardais un aperçu de ce qui allait devenir ma vue quotidienne depuis mon futur appartement du 6ème étage : les plaines et les collines embrumées.

Vous allez me dire que je sombre dans le mélo dégoulinant (d’humidité), et c’est sûrement vrai. Mais il n’empêche qu’il y avait comme une tendresse dans l’air à ce moment-là. Et elle m’a collée à la peau par la suite.

Bref, retour dans le présent. Je vous disais… Je vous disais quoi ? Ah oui : « Six ans plus tard ». Aucun effet de style. Ça fait réellement six ans que j’ai quitté ma petite ville de Galice, après des adieux déchirants et enivrés. Pour aller où ? Bah, ayant pris goût à l’humidité et n’en ayant toujours aucun pour la réalité, je me suis offert une nouvelle parenthèse à Londres, pour y enseigner le français à des petits Anglais convaincus de la suprématie de leur propre langue. Mais ceci est une autre histoire. Le fait est que j’ai mis six ans à revenir dans une ville que je prétends pourtant aimer d’un amour immortel.

Bon, j’avoue : je suis déjà revenue une fois. Moins d’un an après, alors que je vivais à Londres, le temps de comparer en pleurant le prix de la pinte et de passer une nouvelle Saint Patrick mémorable. Sauf que je garde un soupçon d’amertume de ce retour. Avec le recul, je me dis qu’il était trop tôt. Trop tôt pour accepter que le monde avait continué de tourner après mon départ, que mes ami.e.s avaient changé de vie, parfois de ville, que… Ce n’était plus pareil, tout simplement.

Si je suis honnête avec moi-même, je dirais que j’ai mis six ans à revenir parce que j’avais peur. J’ai passé des années à me dire que je préférais utiliser mon temps libre et mon argent pour voyager et découvrir d’autres pays – quand la vérité est que j’aurais pu faire les deux sans rien gâcher. Mais quand on a peur du temps qui passe, peur de ne pas voir, pas faire, pas dire assez avant qu’il ne soit « trop tard », quelle pire façon de se le prendre dans la gueule qu’en revenant dans un morceau de vie révolu ?

Ah, je sais. Je suis trop stressée/pressée. C’est en reprenant machinalement ce chemin à travers l’Alameda, comme au tout premier jour, que je me remémore la première leçon que m’a inculquée la Galice : prendre le temps de vivre est un art qui se cultive. (Pour vous donner une idée, moi qui rejette le concept de sieste depuis l’âge d’un an et demi, c’est là que je me suis découvert un goût pour la digestion sur canapé.) Alors, j’essaie de le prendre, le temps. Je me tais. Je marche. J’observe. Je constate : cette journée, six ans plus tard, n’est pas très représentative de mon année galicienne. Déjà, c’est une belle journée d’avril. Si belle que je meurs de chaud dans mes chaussures fermées et (bêtement) imperméables. Et surtout, je redécouvre Santiago seule, en décalage par rapport aux gens qui m’entourent. Ils vont et viennent et mènent une petite vie semblable à celle que j’avais il y a six ans, et j’erre un peu dans les coulisses, comme un fantôme des Noëls passés qui se serait en prime planté dans les dates.

Pourtant, contrairement à ce que j’avais pu craindre, ces retrouvailles n’ont rien de déprimant.

Certes, elles sont teintées d’un soupçon de mélancolie. Mais de cette mélancolie agréable, douce comme une couverture de bébé, que l’on ressent devant un coucher de soleil ou… Ou devant un joli paysage embrumé, tiens. C’est terrible comme chaque rue, chaque détail d’une devanture, chaque tournant est chargé de souvenirs à ne plus savoir qu’en faire. Ils me font rire ou sourire avec indulgence, parfois soupirer. Parfois avoir les larmes aux yeux. Ils ne sont pas tous joyeux. Il y a bien, dans le tas, une histoire ratée par-ci ou un accès de solitude par-là. Sauf qu’en passant, inexorablement comme à son habitude, le temps a au moins le mérite d’en avoir fait des photographies sépia que je redécouvre avec une certaine philosophie.

Je ris pas mal toute seule, j’avoue ; surtout lorsque je repasse devant notre ancien immeuble. Comme cette fois où M. a voulu dresser une araignée pendant que je m’enfonçais la tête dans un oreiller pour ne plus l’entendre. (« Regarde, elle lève la patte ! »)

On était quatre : deux ingénieurs qui passaient leurs journées en cours, au labo ou à la BU scientifique, et deux littéraires qui essayaient de rédiger leurs dissertations à l’appart sans y laisser trop de points de santé mentale. J’appartenais à la seconde catégorie, avec M., ce foutu génie capable d’alterner des moments d’illumination créatrice avec des pétages de câbles qui venaient rétablir la balance cosmique.

– Saraaaah…
– Quoi ?
– Viens on construit une forteresse de couvertures dans tout l’appart !
– Non.
– Pourquoiii ?
– Parce que je bosse ! Je viens pas de pondre vingt pages d’un coup, moi !
– … Alors viens, on rajoute des coussins dans la forteresse !
– Non.
– Mais pourquoi non ? Tu dis toujours non, c’est nul !!

Je glousse le nez à l’air vers le 6e étage, et puis je pense à la déprime qui me nouait la gorge après plusieurs jours de pluie sans éclaircie. Des souvenirs qui auraient dû venir plomber tout le reste, s’ils ne venaient pas accompagnés des instants « flemme » sous les plaids du salon avec mes colocs, et toutes les conneries qu’ils racontaient pour me faire oublier ma carence en UV.

Ceci dit, je fais la maline, mais j’ai failli me laisser tomber à genoux de désespoir (infini) quand, l’espace d’une seconde, j’ai cru que notre ancien bar préféré avait fermé. De l’avis de mes compagnes de route de l’époque, il filait tout de même les meilleurs tapas gratuits de tout Santiago.

Mais non, le Caballo Blanco est toujours là – je m’étais juste trompée de place. Est-ce ma faute s’il y a des places partout, dans cette ville ? Alors, un empañada plus tard, je repense à la cuisine et à l’importance de la nourriture chez nous. Les recettes de M., élémentaires (« Arroz o pasta con todo lo que encuentras », « Riz ou pâtes avec tout ce que tu peux trouver dans les placards ») et injustement réussies à chaque fois. La crise existentielle de P. au retour de la fac, qui venait de passer une heure à écouter une jolie fille lui expliquer comment lutter contre l’exploitation animale (« Elle est super jolie, mais j’aime trop les lardons !! »). Les approximations culinaires de J. (« Mais quoi ? Tu rajoutes jamais de la béchamel sur ta pizza, toi ? »).

On ne va pas se mentir : je comprenais plutôt bien l’espagnol en arrivant, mais j’avais un niveau scolaire. J’ai appris la langue parce que je ne pouvais pas faire autrement. Ce qui aurait pu être plus compliqué si je n’avais pas été entourée de trois galiciens qui me disaient « Aquí se habla puto castellano » (« Ici on parle espagnol, bordel ! ») pour me faire chier, mais couraient parfois vers moi en me disant « bite, bite, bite ! » parce qu’ils auraient bien aimé me parler un peu français (mais qu’ils avaient un peu de mal avec le son -v).

J’avais retrouvé deux Françaises sur place, étudiantes dans le même programme que moi, et mes amies encore aujourd’hui. Mais ce sont ces trois-là qui ont donné un terrible essor à notre vie sociale galicienne. Toujours beaucoup trop contents de nous faire découvrir des trucs, de nous intégrer à leurs groupes ami.e.s. De m’inculquer l’itinéraire classique de la tournée des bars, de l’Albaroque au Rúta, où terminaient seulement les plus téméraires d’entre nous aux alentours de six heures du matin.

D’ailleurs, la rúa Nova que je remonte à présent, l’air de rien, je me rappelle l’avoir aussi remontée en pleine nuit, bras dessus bras dessus avec mes deux nouveaux amis de la soirée, en chantant Bohemian Rhapsody a capella. C’est peut-être un morceau de ma première Saint Patrick galicienne. Ou d’une autre soirée improvisée. Je ne sais plus trop. Il y en avait beaucoup.

Ah, et cette boulangerie où j’ai mangé ma première tarte de Santiago ! Ah, et cette ruelle qui mène à un petit restaurant caché ! Ah, et cette statue, et cette pancarte, et cette chiure de pigeon qui n’était pas là avant ! Touriste d’un genre nouveau, j’offre des sourires attendris aux pèlerins boiteux qui n’ont jamais été aussi pressés d’arriver à la cathédrale. Qu’est-ce qu’ils y comprennent, ceux-là ? Ils sont seulement contents d’être arrivés – moi je suis contente d’être revenue.

Je vous dirais bien que c’est comme rentrer à la maison après un long voyage…. Mais en arrivant à la Quintana, je comprends que ce n’est pas tout à fait ça.

Oui, la Quintana. Immense place au milieu des plus beaux bâtiments historiques de Santiago, majestueuse et condescendante dans sa manière d’intimider le commun des mortels. Je la traverse et me la remémore de cent façons différentes. Envahie par la foule lors d’un concert en plein air. Désespérément déserte à l’occasion d’un besoin vital de chocolat un dimanche. Pieds nus dans le silence de la nuit au retour d’une soirée. En courant sous la pluie diluvienne pour ne pas manquer les musiciens galiciens à la Casa das Crechas. Seule. En groupe. À deux. Tellement de visages passent devant mes yeux perdus dans le vide dont je ne me souvenais même plus.

Je superpose les souvenirs sur la même place, comme je l’ai fait à tous les recoins de la ville. Non, ce n’est pas comme rentrer à la maison. C’est comme admettre à moi-même, au contraire, que je ne vis plus ici, que ce ne serait plus comme avant si c’était le cas… Et l’accepter.

Est-ce ridicule ? J’en sais foutre rien. Mais sur un coup de tête, je décide de boucler la boucle. Alors je remonte la Quintana. Longe les murs recouverts de lierre d’une église. Descends un escalier pour en monter un autre. Tourne à gauche après une énième coquille de Saint-Jacques et, très vite, je foule les derniers pavés de la vieille ville.

Et c’est là. C’est là, sur ce chemin de terre, il y a six ans, que je me suis arrêtée quelques minutes en revenant à pied du campus Nord, pour apprécier la vue sur les plaines embrumées, et l’odeur de la mousse coincée entre les pavés de Santiago. C’est aussi là, il y a six ans, que j’ai ressenti de l’amertume en me disant qu’un jour, je partirais.

Quel meilleur endroit pour achever mon petit rituel ?

Je ferme les yeux et prends une profonde inspiration. L’odeur de la mousse ne tarde pas à affluer – et avec elle les premières effluves des repas du soir. Puis le reste s’enchaîne tout seul : l’amertume redevient la tendresse du premier jour, l’hésitation se change en certitude. Je suis au bon endroit, au bon moment. Je suis revenue, et je n’ai aucun regret.

Que des souvenirs.

*

« Tu vas voir, c’est un bar complètement miteux. Le vin sent la pisse – la pisse ! – et il en a sûrement le goût aussi. Je sais pas, j’ai jamais bu de la pisse, et toi ? Bref, c’est miteux, mais y a rien d’ouvert le mardi soir à part ce bar, et il fallait que je sorte ! Ah, on y est. Tu prends du vin ? »

« Mais… Tu as vu ? Tu as vu tous ces gens qui ne touchent pas à leurs tapas ? Leurs tapas gratuits !! Mais c’est terrible comme ils sont blasés, ces galiciens. Tu crois qu’on sera blasées comme ça, un jour ? Oh, j’espère pas. Je veux apprécier chaque moment toute ma vie. »

« Je te dis que c’est par là, la gare de Coruña !! »

« Pourquoi on mettrait des lardons dans une tortilla ? Ah, puto franceses, ils ne respectent rien ! Bon, mets des lardons si tu veux. Quoi, « omelette » ? Appelle ça comme tu veux, c’est un truc de français. Hé J., t’as fini la béchamel ? »

« C’est à cette heure-ci que tu rentres ? »

« T’as remarqué ? Quand ils parlent, ils disent « en plan » tout le temps. V. m’a expliqué, apparemment c’est un peu comme « genre » en français. Sisi, tout le temps, je te dis. Pour avoir l’air galiciennes, il faut qu’on dise « en plan ». Vamos a, en plan, comer tapas. »

« On ne va pas racheter des serviettes alors qu’il reste du PQ ! … Mais en quoi ça te gêne qu’il y ait du PQ sur la table ? »

« Bah, on va juste attraper un burger au Caldrón avant de se poser au parc de Bonaval. Mais si, tu as le temps. Si tu n’arrives pas à écrire maintenant, c’est que tu as besoin d’inspiration.

Alors pose tout, et

viens

vivre

un peu. »