Du Drama et des tartines

J'écris et parfois, j'angoisse. J'essaie de combiner les deux.

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Par Sarah Bocelli
31 janv. · 7 mn à lire
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[Writing logs#10] Creative writing.

Où ai-je appris à écrire ?

Ai-je seulement appris à écrire ? Ou bien suffisait-il de commencer, un jour, et à force d’écrire, écrire, écrire – dans mes cahiers sans jamais les finir, pour des dissert’ sans jamais les aimer, d’essais en mémoires de master et d’articles de presse en contenus creux dont remplir des sites web, jusqu’aux textes, blog, nouvelles et romans pour remplir le vide… À force, j’ai appris à écrire ?

Je ne suis pas juste d’humeur philosophe et mélancolique pour regarder la pluie tomber par la fenêtre, un mug de thé brûlant à la main. Déjà, je regarde par la fenêtre parce qu’il fait froid et que j’essaie de communiquer toute l’étendue de mon mépris à l’hiver qui pointe le bout de son nez pour me bouffer les orteils avec son haleine de chacal glacée. Et c’est beaucoup de travail, qui mérite bien un thé. Mais ensuite, je me pose la question parce que, de fil en aiguille et de likes en décisions d’algorithmes, je tombe beaucoup sur des propositions d’ateliers d’écriture sur les réseaux en ce moment.

Ateliers d’écriture. Creative writing workshops. De quoi s’agit-il ? Je ne sais pas, je n’ai pas la moindre envie d’y foutre les pieds. Sans avoir essayé, j’ai développé à leur encontre la même position que pour les clubs de lecture : ça a l’air sympa, mais je ne comprends pas bien l’intérêt, donc ça ne doit pas être pour moi. Je suis une auteurice de type chat noir, voilà tout. Je préfère regarder par la fenêtre en solitaire que prendre part à un bouillon de culture créatif. Et je me bute à ça.

Parce que, si je me laisse aller au-delà…

Hum, comment dire ?

Si j’ouvre la fenêtre ?

Pour commencer, il fait froid. (Je l’avais dit.)

Mais ce constat posé, il ne me reste plus qu’à remonter mon écharpe sur le nez, et je foule d’abord du pied de la terre un peu boueuse, puis de vieilles planches en bois. Les plus vieux préfas de la fac, si vieux que plus personne ne les considère comme temporaires. Quelle blague… J’ai un cours de Creative writing. Encore un module un peu hasardeux qu’ils collent aux 1ère et début de 2ème année pour leur laisser le temps de réaliser que la licence LLCE anglais n’est pas pour eux, et d’opérer un demi-tour. OK, ils en ont fait un cours en anglais, mais ça n’en reste pas moins un cours d’écriture. Je ronchonne dans mon écharpe en entrant dans le préfabriqué chauffé à l’allumette : qu’est-ce qu’on va faire ? M’apprendre à écrire ?

Je ne suis pas snob. Seulement, du haut de mes 19 ans, j’estime qu’on n’apprend pas à écrire. On écrit, voilà tout. Au fond de moi, j’estime n’avoir rien à apprendre de personne. Encore plus au fond de moi, je sais que j’ai une boule dans la gorge et un nœud au poignet qui m’empêche d’écrire quoi que ce soit de créatif depuis près de deux ans, et fait de la simple rédaction de dissertations un calvaire, mais ouf ! Trop profond, trop profond – on remonte.

J’ai pris place dans la salle de classe. Le prof, un anglais à la cinquantaine blanchissante. Il a l’air gentil, l’air d’être affable et agréable dans la vie, mais surtout fatigué de s’adresser à une poignée de gamins qui pensent tout savoir depuis qu’ils ont eu le bac. C’est la moi d’aujourd’hui qui fait ce constat ; la moi de 19 ans pensait tout savoir depuis qu’elle avait eu le bac. Et elle vient de perdre pour toujours dix minutes du discours de son prof parce qu’à cette époque, elle masquait ses troubles de l’attention dont elle ignorait la portée pathologique en riant fort de sa capacité à déconnecter, mais aussitôt revenir au présent sans rien laisser paraître. Elle revient au présent quand il dit… Je reviens quand il explique qu’il veut nous proposer un premier exercice « d’échauffement ».

 

« Écrivez un court texte en anglais. Le sujet est libre, si ce n’est pour une seule condition : ce doit être un souvenir. Alors faites attention à la concordance des temps. »

 

Ça grince, ça fait la grimace, ça hésite en soufflant… Le prof complète aussitôt : il ne s’agit pas de dévoiler quelque chose d’intime, simplement d’écrire sur un morceau de notre vie qui nous parle encore aujourd’hui. Mais il ne s’agit pas non plus de se brider. Si une plongée introspective est ce que l’on souhaite, ou ce qui arrive en écrivant, nous ne sommes pas tenus de lui rendre notre texte. C’est mieux s’il peut nous faire un retour sur la forme ; mais il peut se contenter d’intervenir sur des questions de grammaire, de syntaxe, sur des extraits ou à la demande. Et d’insister sur la liberté du sujet dans l’espoir de séduire notre jeunesse.

Je ne sais pas si ça marche. Dans l’ensemble, oui, sans doute. Il me semble qu’on a bien quelques fayots qui essaient déjà de lui raconter ce sur quoi ils vont écrire. Mais moi, je suis emmerdée.

Si vraiment je dois écrire, pour être relue (je sais que je ne suis pas obligée, mais je sens bien que je veux être lue), j’espérais au moins avoir un cadre un peu plus rigide pour me diriger.

Un souvenir.

Mais qu’est-ce que tu veux que je raconte.

Je n’ai plus d’idées, plus d’inspiration pour écrire quoi que ce soit depuis je ne sais combien de temps…

Qu’est-ce que tu veux que j’écrive.

« Ce que tu veux », insiste le prof. À quel moment est-il venu se planter devant moi et ai-je exprimé ma frustration à voix haute ?

Ce que tu veux.

Alors, rien que pour l’emmerder en retour, je me dis : ah, tu veux un souvenir ? Tiens. Et

j’écris…

À vrai dire, je ne me rappelle plus par quels chemins je suis passée pour me retrouver dans les couloirs de la clinique. Blancs. Vides. Ces couloirs de la clinique où j’avais réussi à décrocher mon premier petit boulot, presque deux ans plus tôt : agente de service hospitalier. En gros, je fais le ménage dans les chambres et sers les repas. Là, il est 15h et quelques, c’est plus l’heure des visites mais du goûter, alors les couloirs sont vides. Blancs.

J’écris comme j’aime ce silence que d’autres pourraient trouver oppressant. J’écris même entre les lignes, je pense, que j’aime ce boulot, que je ne trouve pas « petit » : j’aide, je soutiens, je parle à des gens qui se sentent seuls. Je découvre avec candeur ce que c’est de se sentir utile. J’écris et je décris ce silence comme quelque chose que j’habite déjà.

J’écris l’élément perturbateur dès les premières lignes, car c’est lui, le souvenir. Le cri. Il est étouffé, d’abord. Moins, à mesure que je remonte frénétiquement à sa source et identifie la porte derrière laquelle il tente de se faire entendre ; c’est la dernière chambre, au bout du couloir. J’écris les rayons du soleil chaud de l’été qui traversent la fenêtre du bout du couloir, rendus diffus par l’air climatisé. J’écris la bouffée d’urgence quand le cri est devenu hurlement derrière la porte et que je panique, parce que… Je dois faire quelque chose, non ?

J’écris la vague qui a déferlé sur moi quand j’ai ouvert la porte et que le son n’était plus contenu par aucun obstacle : une vieille femme, une patiente, hurle et se débat contre rien dans son lit, les yeux exorbités. Je ressens avant tout le besoin de rendre la scène moins surnaturelle – les grognements gutturaux entre les cris, les gestes saccadés et violents, l’obscurité, l’incongruité d’une terreur palpable dans une banale chambre d’hôpital. Sans ça, j’écris, je serais peut-être restée paralysée ? J’aurais fui pour aller chercher de l’aide ? Je ne saurai jamais, parce que c’est ce besoin de rétablir la normalité, de recoller les morceaux du cadre que la femme cassait de ses hurlements rauques, qui fait que je me précipite à son chevet, lui parle, et appuie sur le bouton pour appeler l’infirmière. C’est au moins grave, je me dis. Un petit bataillon d’infirmier.e.s et de médecins vont débarquer en courant comme dans les séries TV.

Mais en attendant, j’écris, c’est juste elle et moi et sa voix qui se disloque, et j’essaie de la faire m’entendre avec des sanglots réprimés dans ma propre voix. Je crois que je lui demande ce qu’il se passe. Si elle a mal. Quand elle ne m’entend pas, je lui dis que ça va aller. On va venir l’aider. Quand elle ne m’entend toujours pas, je lui dis, et c’est risible, que je suis là. Je découvre ce que c’est de se sentir inutile. Pour autant, c’est probablement pour ne pas m’en prendre une dans la figure que je fais ce qu’il faut :

 

 je lui attrape la main.

 

J’écris comment elle arrête presque aussitôt de débattre ses membres décharnés pour me voir pour la première fois. Toute son énergie se transfère dans sa main, et tout son corps, sec, strié de rides et de plissements de peau, retombe inerte pour enserrer la mienne en retour et poser ses yeux exorbités sur moi. J’ai eu tellement peur que je suis soulagée de ne pas pouvoir me dégager. Je me dis qu’elle a beaucoup de force, pour une vieille femme aux bras tachés par la vie. Je continue de lui parler, je ne sais pas de quoi. J’écris : je me souviens juste que ma voix était douce, que j’essayais de ne pas pleurer comme un gros bébé qu’on a secoué, que j’avais peur de parler au-dessus du chuchotement comme si briser le silence encore une fois pourrait être irrémédiable. Elle m’entend. Elle m’écoute. Son souffle devient moins un halètement qu’un signe de vie, et je pourrais la croire apaisée si ce n’était pour ses yeux, presque opaques, toujours exorbités, et sa main, qui enserre toujours la mienne d’une force qui, à bien y réfléchir aujourd’hui, me faisait sans doute mal. J’observe ses joues creuses, les cheveux gris et blancs qui tombent, filasses, sur ses épaules. Je vois son torse creux, cherche l’odeur de la vieillesse comme une arrière-pensée. La crise est passée, il me semble ? Pourtant, j’écris, j’ai toujours peur.

J’écris cette peur. Elle n’est pas glaciale, ni foudroyante. Ce n’est plus la peur qui signale un danger, c’est plutôt… La peur comme de l’ouate de l’inconnu : douce, qui obstrue la gorge, mais qu’on a quand même envie de pousser pour voir derrière. Je m’y abandonnerais presque, dans ce silence confortable à peine troublé de mes murmures.

Mais, j’écris, l’éclair.

« Et bonjour ! Comment ça va, aujourd’hui ? »

Je regarde, sidérée comme je ne l’avais pas été jusque-là, l’infirmière qui vient d’entrer d’un pas sautillant dans la pièce. La violence seule du contraste qu’apportent ses gestes déterminés, sa voix forte et posée, suffit à faire voler en éclats… Quoi ? Je ne sais plus. Un charme, quel qu’il soit. Et elle continue de babiller, à l’intention d’une patiente qui n’entend probablement plus rien – je le vois à son regard pendu au plafond –, tout en s’occupant de je sais quels trucs dont s’occupent les infirmières. Pour moi, elle fait un vrai sourire, d’une gentillesse qui me révolte, et dit : « C’est bon, je m’en occupe, merci ». Je veux protester que je ne peux pas, mais quand je baisse les yeux, je me rends compte que c’est moi qui enserre la main de la patiente. La sienne a… lâché.

J’écris… comme je ne me souviens plus de la transition.

Je devais partir, reprendre mon travail. Au lieu de ça, j’ai dû graviter autour du lit pendant que l’infirmière s’affairait. Je la détestais. Je m’en veux encore d’avoir ressenti ça, mais je la détestais. Elle et ses pépiements, elle et sa manière de faire comme si de rien n’était. Malgré ça, malgré mon regard noir, j’écris comme elle m’a vue errer dans la chambre, et s’est sûrement dit que j’avais besoin d’une explication. Elle m’a adressé un nouveau sourire, contrit celui-ci, et dit : « Alcoolisme. Ça laisse des traces. » Comme si elle acceptait de s’excuser pour ça.

J’écris et j’écrirai toujours que j’ai baissé les yeux par hasard sur la fiche médicale rangée au pied du lit, parce que les gens qui écrivent tissent les mensonges pour faire des phrases. J’ai baissé les yeux par hasard. À ce jour, j’écris, je suis incapable de me souvenir du nom de cette femme qui hurlait comme si elle allait mourir, ou qui savait qu’elle allait mourir, mais je me souviens de son âge.

40 ans depuis trois jours.

.

Quand le prof revient avec mon texte, il m’a l’air un peu ébranlé et la petite conne de 19 ans est contente d’avoir réussi son coup. Ah, tu voulais du souvenir ? Tu t’attendais pas à ce genre de souvenir, hein ? Que vas-tu m’apprendre, maintenant ? Mais je sais que derrière mes bras croisés dans une attitude provocante, mon cœur battait au point de me donner envie de vomir, et c’était bien fait pour moi. Il me rend mon texte, me pointe du doigt quelques petites corrections et suggestions syntaxiques, encadre un peu mieux la conjugaison de mes jeux hasardeux entre passé et présent. Je ne sais plus s’il me fait un compliment sur mon texte, il me semble que oui, mais j’ai fini par comprendre que j’ai refoulé son approbation. Quand il a terminé, il va pour passer à un autre étudiant, mais il hésite.

Il se retourne vers moi, hésite encore, me demande :

« Vous ne vous souvenez pas de son nom, alors ? »

Je lui fais mon petit sourire à la « Que voulez-vous ? » pour lui répondre, après un haussement d’épaule de crâneuse :

« Eh non. »

Il hoche la tête, me fait une autre petite grimace faussement nonchalante de son cru et tapote la feuille sur mon bureau.

« Continuez d’écrire », qu’il dit.

Me dis pas quoi faire, pense la moi de 19 ans en retournant dans sa coquille.

.

.

De là, il est vraiment temps de partir. J’aimerais reprendre la route facile : sortir du préfabriqué, marcher sur la terre boueuse, revenir par la fenêtre. Mais à la place, c’est un tourbillon, parce que j’ai ouvert la bonde d’une histoire que je n’ai jamais terminée autrement qu’entre les lignes.

Je n’ai jamais, jamais, jamais raconté cet épisode – pourtant bref ? anodin ? triste mais c’est la vie, non ? –, à personne. À la fin de ma journée de travail, j’avais la nausée, j’ai prétexté la fatigue auprès de ma famille pour ne pas être bien bavarde et aller me coucher tôt. Le lendemain, quand je suis arrivée à la clinique, la chambre de la patiente était dans la liste des chambres à nettoyer. Elle était morte, tout simplement. Comme elle l’avait craint. C’est ce que m’a dit l’infirmière, juste en croisant mon regard au-dessus de la liste. Les cernes au-dessus de son sourire… Je crois bien que ce sont elles, qui m’ont fait arrêter de détester les « Coucou ! » enjoués du personnel de santé qui débaroule dans les chambres de gens malades comme si de rien n’était. On se protège comme on peut. Moi, j’ai cru me protéger en enfouissant cette histoire et ce prénom dans un coin obscur de mon cerveau, en m’empêchant de la raconter ou de l’écrire pour la laisser revivre et enfin… mourir.

J’ai cru me protéger en arrêtant de faire un effort pour écrire.

Alors qu’écrire était ce que j’avais de mieux pour décrire ce(t horrible) sentiment d’inutilité, pour accepter que je ne pouvais rien faire (d’autre), et comprendre (que je n’avais pas servi à rien).

Car, enfin,

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.

.

enfin, je suis à nouveau aujourd’hui, à mon bureau, j’ai 34 ans, j’ai la gorge et les lèvres sèches, j’ai pipi et des sueurs froides parce que je sors de transe après avoir barbouillé 4 pages Word d’une traite pour écrire l’histoire en entier pour la première fois et je la pleure après l’avoir laissée mourir. Enfin.

Alors.

Alors, vous voyez ? Si ça, ça peut sortir d’un « atelier d’écriture » à 19 ans, vous imaginez ce qui peut sortir d’un « atelier d’écriture » à 34 ans ?!

Bon. C’est pas pour moi, c’est tout. J’ai pas besoin d’apprendre à écrire. Merde, à la fin.

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Mais.

.

.

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Elle s’appelait Nathalie.

 

 

“I began to understand with a terrible sureness that we teach what we need to learn and write what we need to know.” Gloria Steinem, Revolution from Within: A Book of Self-Esteem (2012)




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