Du Drama et des tartines

J'écris et parfois, j'angoisse. J'essaie de combiner les deux.

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Par Sarah Bocelli
2 avr. · 3 mn à lire
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[Roadside stories] Italie, mon amour #7 : let yo booty do that yoga

Le yoga est une bonne manière de rester dans une forme décente sur la route.

Si on m’avait dit ça il y a quelques années, j’aurais eu un petit rire snob avant de répondre que si tu veux vraiment faire du sport avec peu de matériel, tu enfiles des baskets et tu vas courir quelque part. Mais depuis, j’ai :

·     fait une première tentative au yoga en participant à un cours pendant lequel je n’ai rien compris à ce qu’on attendait de moi et me suis lamentablement pétée la gueule chaque fois que la prof disait « et maintenant, on lève les mains » (et elle disait ça souvent) ;

·     lâché l’affaire en bougonnant que de toute façon, j’avais toujours mal au dos et nianiania position de la grenouille vous-mêmes ;

·     tenté un circuit parallèle de renforcement musculaire en suivant des cours de pilates et des échauffements de boxe thaï et de krav maga (la boxe thaï et le krav maga, à côté de la session d’échauffement de la boxe thaï et du krav maga, c’est du pipi de rat musqué) ;

·     trouvé la maturité nécessaire pour retenter le yoga en douceur et développer une pratique qui me convenait ;

·     noté rapidement des progrès aussi bien dans mon dos que dans mon endurance ;

·     acheté un tapis de yoga de voyage pour pouvoir poursuivre ma pratique du matin sans laquelle je ne me sens pas vraiment réveillée ;

·     accepté que je détestais courir.

Aujourd’hui, mon but inavoué est de rejoindre le clan des influenceureuses qui prennent la pose du guerrier (1, 2 ou 3 mais surtout 1) devant un paysage de rêve. 

J’aurais d’ailleurs pu être en bonne voie si j’avais accepté de claquer cinquante euros de plus pour une chambre dans un hôtel au bord du lac de Côme. Hélas, une fois encore, mes priorités se sont logées au niveau de mon estomac, et j’en suis donc réduite, en ce beau matin de juin milanais, à fuir ma chambre peuplée de cinq ronfleuses pour faire le chien tête en bas dans la salle de détente autoproclamée de l’auberge de jeunesse. On s’achète la spiritualité qu’on peut.

Ceci dit, ce n’est peut-être pas le petit balcon de bois ouvert sur le lac où se jettent les montagnes dont l’aube réchauffe les reflets émeraudes – mais c’est pas tout à fait dégueu pour autant. La salle est spacieuse, décorée de quelques poufs colorés ici et là et, surtout, laisse entrer la douce lumière du matin par une grande fenêtre donnant sur le parc boisé en contrebas.

Ça va.

Ce serait même parfait si elle n’était pas déjà squattée par un va-nu-pieds matinal aux bouclettes encore humides, qui a décidé que tôt le matin était un bon moment pour : bouquiner. On ne se lève décidément jamais assez tôt, dans une auberge de jeunesse. 

Qu’à cela ne tienne : si je n’apprécie guère m’étirer le giron ou descendre en position de la grenouille devant des gens (et je ne vous parle même pas du capital détente de la position du cadavre dans cette situation), le paravent abandonné dans un coin de la pièce devrait préserver des regards indécents la modestie cernée de tissu moulant sur laquelle je m’assois à l’occasion. (Mon cul, donc.) Et puis, selon les standards auberge de jeunesse, je le connais, le va-nu-pieds à bouclettes ; ça fait plusieurs fois qu’on se croise, au petit-déjeuner, sur le chemin des douches ou en balade dans Milan, et qu’on s’adresse le hochement de tête des inconnu·e·s qui se sont vu·e·s en pyjama petits lapins ou avec de la gelato au chocolat sur le nez et ont implicitement juré le silence. Autant dire qu’un pacte nous lie.

Alors après avoir adressé un buongiorno de bonne volonté au manant de ma connaissance, et présenté mon programme des minutes à venir dans le mince espoir de le faire fuir (« No, no, of course it’s okay, do what you want », dit-il avec un accent chantant indécent), je me saisis du paravent, déroule mon tapis de yoga et m’attaque aux étirements matinaux qui constituent ma nouvelle drogue.

Dix minutes et une poignée de vertèbres débloquées plus tard, le psoas ronronnant de satisfaction, je me rallonge enfin dans la position que je surnomme affectueusement « le caca qui s’étale ». De là, pendant que tous les muscles de mon corps se détendent un à un, je regarde les rayons de soleil qui dansent au gré du vent dans les branches. Je réalise pour la première fois que le soleil a poursuivi sa montée pendant que j’étais concentrée sur mes mouvements, chauffant l’air de rien mon petit coin de paravent. Je lève une main, joue avec les rayons et les particules de poussière qu’ils révèlent. Il faut encore quelques très longues secondes avant que je saisisse exactement tout ce qu’implique son ombre projetée sur le mur que j’aperçois du coin de l’œil.

1…

2…

3…

… Ce paravent à la con – en tissu – serait-il transparent dans la lumière ?

Est-ce que mes étirements matinaux n’auraient pas pris des allures de You can leave your hat on vaguement grotesque, par hasard ?

Sur une échelle de 1 à 10, 1 étant « meh » et 10 « je vais creuser un trou et y rester quelques semaines », à quel point la situation est-elle gênante ?

Je me redresse prestement pour passer la tête derrière le paravent : le squatteur à bouclettes sursaute et, à en juger par la nuance supérieure de carmin que son visage entier adopte, j’en déduis qu’il doit se sentir pris sur le fait. Ok, 12, donc. Ce n’est pas bien grave. Il doit bien y avoir un trou quelque part où je pourrais élire domicile.

Mais les silences gênés n’ont jamais été mon fort. Mon cerveau préfère me rendre gênante à voix haute. C’est donc sans solliciter mon accord que celui-ci envoie droit dans mes cordes vocales :

« Did you enjoy the show? » 

Ce qui sauve mon cerveau du fracassage sans sommation contre un mur ? Voir Bouclettes réprimer un sursaut. Bouclettes qui semble avoir en commun avec moi un cerveau en roue libre et qui, l’air paniqué à l’idée d’entendre les mots sortir de sa bouche avant d’avoir eu le temps de les valider, tend un bras un peu raide vers la porte d’une chambre et me répond :

« My roomates are gone. »

Je prends le temps d’une moue songeuse en contemplant à la fois ses bouclettes, ses fossettes, et les implications de notre échange improbable.

Le yoga rend aussi très flexible.

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Chapitres précédents :
+ Italie, mon amour #1
+ Italie, mon amour #2
+ Italie, mon amour #3
+ Italie, mon amour #4
+ Italie, mon amour #5
+ Italie, mon amour #6


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